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 Message 26 of 28 in Discussion 
From: MSN NicknameTheOldGeek1  in response to Message 25Sent: 12/19/2005 5:13 AM
Encyclopædia Universalis 2004 - In extenso
 
1. Un système de pensée
 
La diversité des phénomènes attribués au chamanisme a valu à l'étude de celui-ci bien des vicissitudes. Religion, tendaient à penser les sociologues du XIXe siècle, mais comment la cerner, dépourvue qu'elle est de dogme, d'Église, de clergé et même de liturgie, à la fois quasi universelle et infiniment variable de société à société comme de chamane à chamane, associée à un mode de vie primitif et prête à resurgir aux franges des grandes religions, vulnérable au contact et capable de s'y adapter ? Disposition psychique, tranchèrent certains auteurs face à l'individualisme de la pratique - « il n'y a pas de religion chamanique, il y a seulement une sorte d'hommes », écrit Van Gennep en 1903. Mais cette sorte d'hommes fut jugée de type pathologique par les uns, qui étaient sensibles à la ressemblance du comportement chamanique avec certaines formes d'hystérie, et de type charismatique par d'autres, qui étaient frappés par la normalité du chamane en dehors des séances, par son efficacité rituelle et les responsabilités dont le charge sa communauté : comment confierait-on son destin à un fou ?
 
La rencontre avec la psychanalyse fit naître l'hypothèse du « fou guéri » : c'est en surmontant son trouble que le chamane devenait capable de soigner autrui, sa victoire sur la maladie étant source de charisme. Mais c'était négliger les autres fonctions du chamane : il ne fait pas que soigner, et il peut tout autant nuire ; guerre et cure sont liées entre ses mains dans de nombreuses sociétés chamanistes. En outre, c'est toujours comme croyance que les religions missionnaires ont identifié et combattu le chamanisme.
 
Cherchant à réconcilier tous les points de vue, Mircea Eliade, seul auteur à ce jour à avoir écrit un ouvrage général sur la question (1951), proposa de voir dans le chamanisme l'expérience religieuse à l'état brut (reposant sur l'idée de montée au ciel grâce à un axe du monde) et de le définir comme une technique extatique, compatible avec toutes sortes de croyances. Cet ouvrage a développé une vue mystique du chamanisme, déjà présente dans certaines des sources utilisées, marquées par le mysticisme latent dans le christianisme russe orthodoxe. Cette vue s'est trouvée propagée dans les pays occidentaux par le succès du livre, parfois au point d'être détournée : ainsi, à la faveur du courant hippy des années soixante qui se montrait féru d'expériences exotiques, le chamanisme est devenu un modèle de « quête personnelle » accessible par l'application de « recettes », tels le jeu du tambour, diverses techniques corporelles ou l'absorption d'hallucinogènes ; il est aujourd'hui à ce titre l'objet d'entreprises commerciales nées aux États-Unis.
 
Pour l'anthropologie contemporaine, le chamanisme est un système de pensée : il ne saurait donc être réduit aux faits et gestes du chamane, même si celui-ci en est l'artisan essentiel, voire l'acteur unique. Par ailleurs, il doit répondre à une même définition sous toutes ses manifestations et pour toutes ses fonctions. Une telle définition peut être dégagée à partir des caractéristiques qu'a ce phénomène dans les sociétés de chasseurs, la vie de chasse étant unanimement reconnue aujourd'hui comme le cadre par excellence du chamanisme ; elle survit comme cadre idéologique à la disparition de l'activité. Plus ou moins modifiées, les caractéristiques dégagées pourront ensuite être repérées dans d'autres types de sociétés.
 

2. Le chamanisme de chasse : échange avec la surnature nourricière

De fait, dans les sociétés classiquement considérées comme chamaniques, le chamanisme est étroitement lié à la chasse : il a pour fonction essentielle d'assurer la perpétuation de la vie en soumettant à des règles l'obtention du gibier, lui imposant un ordre qui à la fois pallie les aléas de son apparition et justifie sa prise par l'homme ; c'est une fonction régulière, fondamentale. Elle repose sur la conception que les êtres naturels dont les humains se nourrissent (gibier, poisson, végétaux) sont animés par des esprits, qui sont à l'animal ou à la plante ce que l'âme de l'homme est à son corps. Elle consiste à établir et à entretenir des relations avec ces esprits pour avoir accès aux être naturels qu'ils animent (autrement dit, elle consiste à agir symboliquement sur la surnature, comprise comme ce qui anime la nature, en vue de pouvoir prélever dans les ressources de celle-ci). Ces relations entre le monde des humains et le monde confondu des animaux et des esprits sont conçues à l'image de celles des humains entre eux. Ainsi, la prise de gibier (celle, symbolique, du chamane, et celle, réelle, du chasseur qu'elle conditionne) nécessite, comme toute prise - sauf à être illégitime et susciter des représailles -, d'être fondée sur une relation d'échange et compensée par une contrepartie. Selon cette logique, chacun des mondes est le gibier de l'autre : de même que les humains mangent la viande des animaux, les esprits des espèces sauvages sont censés dévorer la chair et boire le sang des humains ; le renouvellement des générations humaines est donc la condition de la réapparition du gibier. C'est la gestion globale de cet échange qui incombe à la fonction chamanique ; si le point fort et valorisé en est la prise (l'obtention du gibier), le retour de la contrepartie (par la reproduction et la mort des humains) n'en est pas moins également à sa charge. Cet échange est régi par un accord, voire par une véritable relation d'alliance avec la surnature.

C'est dans les sociétés autochtones de Sibérie (dans leur état traditionnel, celui antérieur à la période soviétique) qu'une telle alliance est le plus manifeste, apte à illustrer les principes fondamentaux du chamanisme, moins clairement repérables ailleurs : elle y est de type matrimonial. Le chamane prend une épouse par monde nourricier ; ainsi, il épouse la fille de l'esprit donneur de gibier, généralement appelé esprit de la forêt et imaginé sous la forme d'un grand cervidé - élan ou renne, gibier par excellence -, ou celle de l'esprit des eaux, donneur de poisson. Elle l'a, pense-t-on, « élu » pour mari. Comme elle reste animale dans sa relation conjugale avec le chamane, c'est à lui de la rejoindre. Il doit donc aller dans la surnature ; c'est elle qui lui permet le « voyage », incarnée dans son tambour (considéré comme un « élan », une « barque », etc.), « transportant » son époux dans tous les sens du terme. Il doit aussi s'animaliser, ce qui s'exprime dans son accoutrement (costume en peau de cervidé, coiffe en couronne à ramure, etc.), et dans l'apparence ensauvagée de son comportement rituel : par force bonds et brames, il mime l'ardeur agressive du mâle en concurrence et l'accouplement sexuel, imitant la double virilité de son modèle animal, qui subordonne la prise de la femelle à la victoire sur le mâle rival (la ramure en est l'arme). Dans la plupart des langues sibériennes, la terminologie du chamane et de l'action chamanique est liée au rut animal, explicitement, ou par l'idée de bonds ou de coups de tête (caractéristique des ruminants à cornes et des gallinacés, également modèles de « virilité » à la fois sexuelle et guerrière).

Cette perspective conjugale se lit dans ce qui décide d'ordinaire de la carrière de chamane : un ensemble de conduites manifestées à l'âge de la puberté et interprétées comme l'expression d'une entrée en contact avec le monde des esprits (fugues en forêt, refus de s'alimenter à la manière humaine, somnolence rêveuse...) ; ces conduites, regroupées sous le nom de « maladie initiatique », sont stéréotypées et accessibles à tout adolescent, car chacun est en droit de chercher à « aimer » dans la surnature comme sur terre. Seul le chamane est supposé contraint d'y « épouser », sous peine de punition mortelle de la part de la femelle esprit qui l'a « élu ». La carrière se décide sur la base de l'aptitude individuelle et d'impératifs sociologiques. Cependant, la limite reste toujours floue entre chamane et homme ordinaire : le chamane peut perdre sa qualité de chamane s'il se révèle inapte ; le profane, libre de « chamaniser », c'est-à-dire de chanter et de danser aux esprits mais pour soi, sans rôle social, peut en arriver à voir sa pratique prise en compte par sa communauté. Quant à la femme, si elle peut aussi et chamaniser et être chamane, c'est non grâce aux amours d'un esprit animal (ce qui entraînerait son entrée dans la folie et sa mort), mais par connivence avec l'esprit d'un défunt ; sa fonction est surtout de voyance et de divination, à des fins de réparation des désordres ; du moins la chamanesse ne peut-elle d'ordinaire effectuer de rituel d'obtention du gibier, seul type régulier de rituel chamanique : mâle est le chamane idéal de la vie de chasse, qui valorise la prise.

C'est de son épouse surnaturelle que le chamane obtient pour sa communauté des promesses de gibier (ou de poisson), la « chance » qui devra se concrétiser sous forme d'animaux accessibles aux flèches des chasseurs, leur apportant le principe vital ou la « force de vie ». Son rôle est d'accomplir le rituel annuel de « renouvellement de la vie », qui à la fois réactualise son mariage et garantit le succès à la chasse pour la saison à venir. Ainsi, jouant sur le plan symbolique le rôle masculin ordinaire, prend-il femme dans la surnature pour pouvoir, tel un chasseur, y prendre de quoi vivre ; il y est assisté d'esprits auxiliaires obtenus grâce à son épouse, qui lui servent de guides ou de rabatteurs, comme le fait tout beau-frère dans la chasse réelle. Mais la loi de l'échange veut qu'il rende compensation pour sa prise. C'est lui-même qu'il rend, offrant finalement à la surnature animale sa propre force de vie : dans le cadre rituel, après son éclat de furie sauvage, il tombe comme mort, accomplissant dans sa propre personne la totalité du circuit d'échange entre humanité et surnature. Ainsi est-il voué à assumer jusqu'au bout le destin du modèle animal auquel il s'est d'abord identifié par la virilité : il doit, comme lui, finir en gibier.

Pour accomplir de façon légitime et efficace ses prises dans la surnature (d'épouse et de force de vie), comme pour se rendre à elle en contrepartie (en se faisant gibier), le chamane doit à la fois respecter des règles et user de séduction et de ruse - car tout son art est de prendre le plus et le plus vite possible, et de rendre le moins et le plus tard possible. Ces deux exigences de procédure se reflètent dans son comportement rituel, qui s'inscrit dans un cadre formalisé mais se déroule au gré de son inclination personnelle. En effet, si toute séance exige des conditions spatiales, temporelles, sociales et matérielles spécifiques, le port d'un costume ou d'attributs réservés, l'exécution de rites préliminaires, etc., le comportement du chamane demeure libre, conçu tel ; il doit avoir l'apparence de l'improvisation, même s'il est fait de clichés, car la séduction et la ruse dérivent de « dons » personnels (hors du cadre rituel convenu, un comportement similaire serait tenu pour pathologique). Cette conception du mode d'action du chamane entraîne que sa fonction restera dite fondée sur un « don », alors même qu'elle sera, comme c'est le cas dans certaines sociétés, transmise par héritage. Elle entraîne aussi que la pratique chamanique ne peut donner lieu à une liturgie, ni par conséquent à la formation d'une doctrine et d'un clergé ; la personnalisation de cette pratique est une nécessité de son efficacité ; ce sont là des traits inhérents à sa nature.

Le chamane doit aussi assurer la bonne marche de l'échange entre humains et animaux, en les incitant à en assumer leur part. Il stimule la procréation des uns et des autres, en obligeant les humains à des « jeux » rituels (lutte et danse) reposant sur l'imitation des conduites animales de combat et d'accouplement. Il ne traite pas les maladies imputées à la dévoration des esprits en compensation pour le gibier pris et laisse le chasseur le payer du lent écoulement de sa vie et, finalement, de sa « mort volontaire » lorsqu'il a assuré sa descendance (du moins la mort naturelle est-elle considérée comme honteuse). Tout au plus chacun tente-t-il de retarder le don de soi par le don de nourriture à des animaux sauvages apprivoisés ou représentés en figurines, supposés, s'ils sont mal « nourris », envoyer des maladies ou empêcher le gibier d'apparaître. La perpétuation des partenaires de l'échange de « force de vie » impersonnelle entre les mondes repose sur l'idée que les âmes individuelles, « unités de vie », sont recyclées après la mort en vue de renaître au sein de chaque monde : rites de chasse et rites funéraires visent à traiter l'âme en sorte qu'elle se réincarne dans la même espèce animale ou dans le même groupe humain. Le chamane répond de l'accomplissement par les âmes humaines de ce parcours de recyclage. Les âmes mortes de façon prématurée ou tragique sont censées troubler les vivants, capturant leurs âmes ou s'installant à leur place (causes des maladies nerveuses et psychiques) ; le chamane, selon qu'il les apaise ou les excite, guérit ou perturbe les vivants.

3. Le chamanisme d'élevage : dépendance envers les morts

À mesure que l'élevage ou l'agriculture prennent le pas sur la chasse se développe la gestion des âmes humaines, les relations avec les morts tendant à prendre le pas dans l'activité du chamane sur celles avec les esprits animaux. Ainsi en est-il dans les sociétés pastorales de Sibérie, où s'observe une humanisation des esprits responsables de la subsistance (esprits d'origine animale mués en ancêtre ou en fondateur, esprits franchement humains susceptibles d'emprunter des formes animales ou montés sur des animaux). D'abord parce que la vie dépend alors plus de facteurs sociaux (possession de pâturages ou de champs, légitimée par l'héritage) que de facteurs naturels (pluie). Ensuite parce que l'homme dispose de produits à offrir à sa place en échange de sa subsistance : les sacrifices d'animaux domestiques se développent, permettant l'essor de l'activité thérapeutique.

En même temps bascule l'ordre du monde, qui passe de l'axe horizontal (la surnature du chasseur est contenue dans la forêt coupée de voies d'eau, deux milieux conçus en épaisseur, l'arbre étant un des racines à la cime, le fleuve un de la source à l'embouchure) à l'axe vertical ; le pôle supérieur s'étire de la cime de l'arbre à la montagne, puis confine au ciel, tandis que l'inférieur plonge sous terre (préparant le terrain pour l'irruption, sous l'influence des religions instituées, de dieux et de démons qui viendront se situer respectivement tout en haut et tout en bas). L'orientation des « voyages » du chamane, désormais ascension ou descente, reflète cette verticalisation. En même temps change aussi l'attitude chamanique : à la séduction et à la ruse à l'égard des esprits animaux partenaires succèdent la vénération et la louange à l'égard des esprits ancestraux ou, au contraire, la consolation, le marchandage ou la tromperie à l'égard des esprits des morts irréguliers. L'humanisation des esprits auxquels s'adresse le chamane se traduit par le développement du langage dans le rituel, au détriment du mime, qui tend à passer pour un épisode ludique, teinté de dérisoire. En outre, le chamane ne domine plus l'ensemble du domaine religieux, investi par les autorités politiques ou diverses instances de type sacerdotal, qui se réservent les rituels réguliers ; il tend à n'être plus que le spécialiste des désordres - qu'il s'agisse de les créer ou de les réparer - et à se marginaliser. Les femmes chamanes deviennent plus nombreuses que les hommes.

4. Principes similaires, expressions diverses

Ailleurs dans le monde, dans les sociétés reconnues en tout ou en partie chamaniques, les mêmes principes se retrouvent, liés entre eux, bien que de façon souvent confuse, et avec toutes sortes de nuances dans l'expression. Le principe de base reste que l'obtention de la subsistance dépend d'un contrat avec les esprits qui gouvernent les êtres naturels, et que ce contrat repose sur un échange entre les deux mondes dont chacun nourrit l'autre - de façon directe ou médiatisée selon les sociétés. La notion d'interdépendance entre société humaine et espèces naturelles, courante dans l'ethnographie australienne, peut en être considérée comme une variante. Partout ce principe entraîne la notion d'un rapport de nécessité entre mort et vie, et sa mise en scène dans des rituels réguliers de perpétuation, ainsi qu'une ambivalence générale : tant les esprits responsables de la subsistance que les spécialistes de relations avec eux peuvent être bons ou mauvais.

Prix à payer, la mort est conçue et traitée comme assurant la perpétuation de l'échange entre la société et son environnement naturel, grâce à une sorte de recyclage de la force de vie dans l'état de mort. Ce recyclage s'exprime souvent par l'idée de réincarnation comme en Sibérie, mais aussi par d'autres représentations, comme celle que les têtes réduites des ennemis tués à la chasse aux têtes préfigurent le poisson à pêcher (Jivaros, Équateur), ou comme celle que les morts reviennent en pluies (Guajiros, Venezuela). Les rituels réguliers visant au renouvellement de la vie (des animaux, des saisons, etc.) articulent l'idée de contrat entre l'homme et la nature avec celle de réincarnation ou de réutilisation des âmes ou des principes vitaux tant au sein des espèces naturelles que des groupes humains ; cette seconde idée est souvent mise en scène dans un schéma de mort et de renaissance symboliques, qui opère également comme épreuve initiatique pour certains individus (en Australie par exemple). Ces rituels comportent généralement des danses d'imitation des animaux, explicitement destinées à favoriser leur reproduction. L'exemple des Tucanos mai huna d'Amazonie est particulièrement éloquent : au cours de telles danses, les hommes d'ordinaire chasseurs de pécaris imitent le comportement des pécaris mâles, puis se font pécaris femelles, adoptant le sort commun de la femme et du gibier. Chez leurs voisins desana, c'est dans le cadre de l'activité du chamane que s'exprime l'idée de l'utilité de la mort des uns pour la vie des autres : le chamane négocie explicitement le nombre d'âmes humaines à donner aux esprits en échange du gibier. Ailleurs, maladies, saignements rituels, mort par suite d'excès de bonne fortune à la chasse ou à la pêche, etc., peuvent être conçus comme constituant la contrepartie humaine. Partout, cette notion de contrepartie humaine recule à mesure que se développe une forme d'économie organisée, permettant offrandes de nourriture, sacrifices, etc. Par ailleurs, bien qu'inévitable et à sa manière positive, l'infortune humaine est susceptible d'être différée dans le temps ou dans l'espace, ou par de multiples médiations ; la tâche du chamane est souvent (surtout en Amérique du Sud) de renvoyer sur un groupe ennemi les maladies de son groupe. La conception générale que les forces de vie et les devoirs de mort sont en nombre limité et en reproduction perpétuelle contribue au développement des relations de rivalités et d'envies qui caractérisent la plupart des sociétés chamaniques dans le monde : quiconque a trop (de gibier, d'enfants, de santé familiale, de richesses) spolie les autres.

Les principaux esprits sont le plus souvent conçus donneurs de mort tout autant que de vie ; du moins nul n'est-il jamais totalement bénéfique ni maléfique : de leur esprit sylvestre qui leur donne des coqs de bruyère et exige d'eux des poulets, les Magars du Népal disent que, s'il les tire à l'arc et les rend malades, ils lui en font tout autant. Il arrive aussi que l'ambivalence ne soit pas le fait de l'esprit pris isolément, mais d'un couple qu'il forme avec un autre esprit s'opposant l'un à l'autre, comme maléfique à bénéfique. Il en est de même de la fonction du personnage qualifié de chamane : si, du fait qu'elle assure la prise comme le retour de la contrepartie, elle est le plus souvent ambivalente (conjuguant cure et guerre ou sorcellerie, bonne pour les uns, mauvaise pour les autres, ou bonne et mauvaise alternativement), elle peut aussi n'être que bienfaisante, mais elle est alors en opposition complémentaire avec une fonction malfaisante exercée par des spécialistes réels ou imputée à des spécialistes imaginaires (cas des sorcières de certaines sociétés d'Asie du Sud). En effet, si la fonction chamanique comprise de la manière proposée ici est assurée par un personnage unique appelé chamane dans les sociétés simples du type sibérien, elle se trouve dans d'autres sociétés répartie entre plusieurs instances et, en ce cas, c'est en général son aspect thérapeutique qui a entraîné la qualification de chamanique par les ethnologues, par opposition à la notion de sorcellerie. Outre ces deux spécialités dont l'activité est dictée par les circonstances, la mise en œuvre du principe chamanique suppose l'exercice d'une fonction régulière de perpétuation de l'échange ou de l'interdépendance entre les mondes ; cette fonction peut être assurée soit par un prêtre (ou un corps de prêtres, voire un roi sacré), soit par des profanes, individuellement ou collectivement, dans des rituels spécifiques. L'étude du chamanisme (au sens de vue du monde) dans ces sociétés ne peut donc se limiter au chamane thérapeute, en ignorant les activités corrélées, même si leur exécution est assurée par d'autres que lui. C'est à cette condition que peut se résoudre le paradoxe apparent de la présence, dans certaines sociétés, de traits chamaniques sans personnage condensant les fonctions à l'image du chamane sibérien - cas, notamment, de l'Afrique et de l'Australie, où le ou les spécialistes de divination, de thérapeutique et de sorcellerie ne conduisent pas les rituels réguliers visant la reproduction et l'obtention des ressources naturelles.

Liée ou non à l'idée de contrat avec la nature, l'idée de mariage ou du moins de l'intimité du chamane avec une (ou plusieurs) femme esprit se rencontre aussi bien chez les Inuits (Canada) et les Jivaros (Équateur) que chez certains peuples d'Asie du Sud-Est ; c'est cette femme, le plus souvent connue en rêve, qui fait d'un homme un chamane et lui donne son pouvoir. Si la relation matrimoniale est inversée - l'esprit étant époux, et l'humain (qu'il soit homme ou femme) épouse -, on parlera alors plutôt de possession que de chamanisme, le possédé étant, quel que soit son sexe, conçu dans une position féminine (cas, entre autres, du possédé birman) ; bien des formes de possession africaines s'analysent également comme des alliances dans lesquelles le partenaire humain est en position d'épouse et est, par ailleurs, soumis à l'autorité d'un officiant. À défaut d'une véritable alliance, la fonction chamanique implique toujours un pacte individuel avec des esprits se manifestant sous la forme d'êtres naturels, sous-tendu par l'amour ou l'amitié : il en est ainsi des chamanes de plusieurs sociétés népalaises à l'égard d'esprits forestiers féminins, séducteurs, gratifiants mais dangereux. D'une manière générale, les relations avec des esprits humains opèrent dans deux domaines : les droits territoriaux (filiation à l'égard d'ancêtres) et les actes de sorcellerie et les maladies psychiques (vengeance entre groupes).

5. Une façon de gérer l'aléatoire

À travers la diversité de ses manifestations et les degrés de son acculturation, la fonction chamanique peut être caractérisée comme une gestion de l'aléatoire réalisée par le jeu de relations contractuelles avec des partenaires surnaturels. Le caractère aléatoire est en effet le point commun entre les phénomènes que l'action chamanique a pour but de faire apparaître, selon qu'elle assure la reproduction de la société ou l'administration de ses désordres : gibier, pluie, fécondation, santé mentale (par la présence de l'âme dans le corps), non-vulnérabilité aux armes ennemies, découverte d'objets perdus, chance en amour, au jeu, en affaires, aux examens (comme nos voyantes), succès aux élections (dans les réserves indiennes d'Amérique du Nord) ; l'aspect divinatoire de l'action chamanique ne consiste pas à savoir l'avenir, mais à rendre conforme à la norme ou passible de traitement. La nature contractuelle des relations mises en œuvre fonde l'incapacité attestée du chamanisme à se muer en religion organisée et à s'élever au niveau étatique ; lié à un état archaïque de société acéphale, il se marginalise face à tout pouvoir centralisateur, devenant une forme de contre-pouvoir ; l'art de négocier qu'il réclame fraye la voie de la subversion. Cependant, l'intention de séduire, qui explique la personnalisation de la pratique, mène le chamanisme à être un creuset de créativité et une voie d'expression personnelle. Ce pragmatisme, qui fait la faiblesse institutionnelle du chamanisme, fait aussi sa force d'adaptation ; toujours présent aux marges d'autres idéologies, il est même revivifié par la situation de crise, car, là où les religions proposent la soumission à des instances transcendantes, il offre le recours de la connivence personnelle avec des partenaires indéfiniment renouvelables : il ouvre la voie de la chance. Enfin, le rôle imparti aux morts, envisagés à la fois dans la perspective de la réincarnation perpétuelle des âmes au sein de la société et comme partenaires potentiels, explique que le chamanisme devienne, pour des minorités (Sibérie, Amérique du Nord), un support d'ethnicité.

Roberte Nicole HAMAYON - Encyclopædia Universalis 2004

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L'Ethnographie, nos 74-75 et 87-88
R. N. HAMAYON, La Chasse à l'âme. Esquisse d'une théorie du chamanisme à partir d'exemples sibériens, Société d'ethnologie, Paris, 1989
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     re: En Francais   MSN NicknameZoroastre2  1/20/2006 11:20 PM